CHAPITRE V

Constituée de prisonniers, la première ligne des porteurs de torche se répandait sur une largeur de plusieurs dizaines de kilomètres. Un écart de cinq mètres les séparait les uns des autres mais chacun d’eux était relié à ses voisins immédiats par une tresse de cuir qui lui enserrait la cheville et interdisait toute tentative de fuite. De plus, pour prévenir toute rébellion, les barons avaient ordonné qu’on leur retirât tous leurs vêtements. Un vieux proverbe disait qu’« un homme nu ne montre de l’ardeur au combat qu’à l’occasion des joutes avec les dames ».

Des nuages de condensation s’évadaient de leur bouche entrouverte et le froid mordant de l’aube couvrait leur peau de frissons. Les torches, de longues tiges de bois entourées d’un tissu enduit de résine, restaient pour l’instant éteintes. Ils traversaient une zone désertique, une ancienne partie du Rooph incendiée, et marchaient en direction de la surface dorée qui ondulait dans le lointain. Outre la torche, on leur avait remis un briquet, une petite pièce d’acier qu’ils devraient frotter contre une pierre pour obtenir des étincelles et enflammer la résine.

Les bataillons des armées de la reine Siloë les suivaient à une centaine de mètres de distance. Les rayons rasants d’Œil-du-Matin miroitaient sur le métal lisse des casques, des boucliers, des lames. La campagne promettait d’être longue et les chariots tirés par des bouvins regorgeaient de nourriture, d’eau et de vreh, un alcool de fruits additionné d’herbes aux propriétés insensibilisantes. Plus loin encore venaient les voitures des barons, des véhicules fermés, frappés des armoiries et tirés par quatre hippars empanachés et cornus.

Un mois plus tôt, la reine Siloë avait ordonné à ses vassaux d’incendier tout le Rooph et d’exterminer à la fois les nyax et leurs serviteurs, les Ingahs. Les barons s’étaient exécutés avec d’autant plus de zèle que la traque des grands félins de la steppe était l’une de leurs occupations favorites et que cette expédition leur permettrait enfin de vider une très ancienne querelle de préséance cynégétique. Ils avaient donc préparé cette campagne avec la même minutie que lorsqu’ils étaient partis en guerre contre les peuples limitrophes des confins. Ils avaient soumis l’ensemble des tribus comprises entre le Rooph et les grandes régions polaires, réprimant les rares îlots de résistance avec une telle férocité qu’ils avaient éradiqué toute idée de rébellion dans l’esprit des survivants. La paix que leur assurait cette fermeté commençait paradoxalement à les lasser : c’étaient d’anciens chefs de tribus, des guerriers qu’excitaient la vue et l’odeur du sang, qu’ennuyaient l’oisiveté des palais et la mièvrerie des alcôves. Les joutes avec les femmes, élues chaque soir parmi les innombrables captives qui peuplaient les chambres de leurs palais, ne valaient pas le fracas des épées, le doux froissement des lames fouaillant les chairs, le bruit mat des corps décapités qui roulaient dans la poussière, les crissements des lances et des boucliers métalliques, les frottements des muscles luisants de sueur, l’irrespirable poussière qui leur piquait les yeux et la gorge.

Ils avaient donc sauté sur l’occasion que leur offrait la reine Siloë de renouer pendant un temps avec les bonnes habitudes. Leurs bannières claquaient au vent, le sol vibrait sous leurs pas et la mort, leur insatiable maîtresse, s’était glissée dans leur sillage. La misérable poignée d’adorateurs du nyax qui résidaient dans le Rooph ne constituait qu’un piètre adversaire pour des stratèges qui avaient vaincu des dizaines d’armées ennemies, mais ils comptaient se rattraper avec les peaux des grands fauves que le feu débusquerait de leur tanière. La croyance populaire voulait que l’homme se revêtît du courage, de la force, de la vigueur du félin lorsqu’il se parait de sa fourrure rayée, et on mesurait la puissance des vassaux de Siloë à la quantité de peaux qui tapissaient les murs de leurs appartements.

Leurs femmes officielles – celles qu’ils avaient reconnues comme telles et dont les enfants seraient autorisés à porter leur nom – étaient restées au service de la reine, mais ils n’avaient pas oublié d’emmener avec eux quelques-unes de leurs plus jolies prisonnières afin de déployer pleinement leur virilité exaltée par la chasse. Quand ils se lasseraient de ces filles, ils les jetteraient en pâture à leurs soldats et peu d’entre elles survivraient à l’effroyable sauvagerie de ces soudards.

Ils s’entouraient également de musiciens – qui chantaient leurs louanges à longueur de temps – et de bouffons, des prisonniers dont l’impertinence et les grimaces les divertissaient. Ceux-là jouaient constamment leur existence sur un trait d’humour, sur une expression, sur une attitude. Rataient-ils leur intervention qu’ils tombaient immédiatement en disgrâce et qu’ils finissaient dans un cul-de-basse-fosse pour les plus chanceux, sur une potence ou sur un pal pour les autres.

Pour un bouffon, Djez avait connu une longévité exceptionnelle. Cela faisait plus de six ans qu’il accomplissait ce miracle permanent de distraire le baron Harkand, le chef de la tribu des Sherkkens, un homme ténébreux et violent dont chaque colère se traduisait par la mort d’une dizaine de personnes.

Djez venait tout juste d’atteindre ses cinq ans lorsque sa famille avait été désignée par les samans et condamnée à quitter le village des Djolls. Il n’avait que de vagues souvenirs de sa longue errance à travers la forêt et la steppe. Il croyait se souvenir que la branche d’un arbre frappé par la foudre avait écrasé ses deux plus jeunes sœurs, qu’une source tueuse avait empoisonné sa mère (à moins qu’elle ne fût tout simplement morte de chagrin), que son frère aîné avait disparu dans le Rooph, probablement emporté par un nyax. Il se remémorait également la silhouette de son père grelottant, recroquevillé sur lui-même, vêtu d’un simple maillot de corps, il sentait le souffle glacé de la bise sur ses joues et son front, il revoyait un pan de ciel étoile… Ce n’était que très récemment qu’il avait compris que son père lui avait sauvé la vie en l’emmitouflant dans ses propres vêtements. La suite de son périple se perdait dans les brumes de l’oubli. Les circonstances de son arrivée chez les Sherkkens s’entouraient d’un mystère que ni ses recherches auprès des anciens de la tribu ni ses explorations intérieures n’avaient réussi à éclaircir.

La voix du baron Harkand transperça les cloisons de la voiture, domina le grondement des sabots et le grincement des roues cerclées de fer sur la terre sèche.

— Djez ! Djez ! Où donc est passé ce maudit bouffon ?

Le chef des Sherkkens avait son ton des mauvais jours. Djez se faufila entre les hippars des soldats de la garde et se dirigea au pas de course vers le véhicule noir dont les portières étaient frappées de deux épées en croix. Il sauta sur le hayon arrière, prit appui sur le rebord de la baie rectangulaire et se jucha adroitement à l’intérieur du compartiment après avoir écarté la tenture.

Prostrée sur le plancher, le dos et les cuisses zébrés de stries rouges, une femme sanglotait. Les larmes collaient des mèches de ses cheveux noirs à ses joues et à son cou.

— Elle ne mérite même pas que je la donne à mes soldats ! grommela le baron assis sur le bord du lit.

Il n’avait pas pris le temps de se revêtir de sa robe de chambre, et son corps massif se découpait dans la lumière qui s’engouffrait par les lucarnes et teintait de bleu les capitons blancs. Comme toujours, Djez fut impressionné par la puissance qui se dégageait de son cou de bouvin, de son torse épais et de ses cuisses aussi larges que des troncs d’arbre. Le Djoll avait vu son maître fracturer la mâchoire d’un homme d’un simple revers de main.

— Que se passe-t-il, mon seigneur ?

Djez connaissait déjà les raisons de l’emportement du baron. Rares étaient les femmes qui maîtrisaient suffisamment la science amoureuse pour réussir à éveiller ses ardeurs viriles. Sa colère tombait immanquablement sur les malheureuses qu’il ne parvenait pas à transpercer de sa lame de chair. Djez soupçonnait en réalité dame Jodinn, son épouse déclarée, d’ajouter des poudres émollientes dans sa nourriture et sa boisson pour l’empêcher de féconder d’autres femmes et de donner le jour à des bâtards, de possibles rivaux pour les héritiers officiels de la baronnie.

Un cahot brutal de la voiture précipita la jeune femme contre le bas d’une ridelle. Djez se cramponna à la poignée d’une portière pour conserver son équilibre. Le poing du baron Harkand s’abattit sur la petite table scellée dans le plancher à côté du lit. Des lueurs de fureur et de détresse dansaient dans ses yeux sombres. Ses cheveux en bataille dessinaient une auréole noire et maléfique autour de sa tête.

— À ton avis, bouffon, que dois-je faire de cette fille ? L’empaler ? La brûler vive ? L’écorcher ? La décapiter ?

Djez roula les yeux et esquissa une grimace.

— La gracier peut-être, mon seigneur.

— Ta réponse n’est guère amusante, bouffon. Où donc as-tu égaré ton sens de la repartie ?

— Je ne suis que l’humble reflet de vos humeurs, mon seigneur.

— Je m’entourerai de miroirs lorsque j’aurai besoin de contempler mon reflet ! Tu n’es pas là pour subir mes humeurs mais pour les changer.

— C’est précisément ce que j’essaie de faire : vous vous êtes mis en tête de tuer cette fille parce qu’elle s’est montrée maladroite, qu’elle ne vous a pas donné satisfaction, et je m’efforce de vous amener à reconsidérer votre position. Vous m’avez souvent affirmé que vous ne mettiez à mort que les adversaires dignes de vous parce que ceux-là vous transmettaient une partie de leur bravoure, que les autres vous semblaient tout juste bons à grossir le rang de vos esclaves.

— Quel rapport avec cette fille ?

Djez s’avança vers le milieu de compartiment et se fendit d’une révérence qui singeait les courbettes des barons devant leur reine. Il n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer Siloë, privilège accordé aux seules personnalités du Pays Noir, et il se demandait comment cette femme aux origines mystérieuses s’y était prise pour assujettir les tyranneaux vaniteux, querelleurs et cruels qu’étaient les chefs des tribus. Jamais ils n’émettaient la moindre critique, la moindre réflexion à l’encontre de leur suzeraine. Djez présumait qu’elle employait la magie pour les maintenir sous sa coupe. Certains serviteurs du palais sherkken affirmaient qu’elle était la fille de Cirphaë, la détentrice de l’épée de lumière dont l’éclat empêchait la nuit de tomber sur les régions polaires, et qu’elle était venue dans le Pays Noir pour annoncer et préparer le retour de sa mère.

— Eh bien, bouffon, je t’ai posé une question !

Djez désigna la fille d’un mouvement de menton.

— Elle n’était pas une adversaire digne de vous, mon seigneur, puisque vous n’avez pas daigné tendre votre épée pour la vaincre. Vous abaisseriez-vous à mettre à mort une aussi piètre jouteuse ?

Pour la première fois depuis que le Djoll s’était introduit dans la voiture, un sourire s’ébaucha sur les lèvres du baron. L’impertinence de son bouffon agissait sur lui à la fois comme un calmant et un euphorisant. La vivacité avec laquelle Djez intégrait toutes les données d’une situation le fascinait.

— Comment sais-tu que mon épée ne s’est pas tendue ?

— Vos triomphes sont généralement silencieux, mon seigneur. Vous n’éprouvez pas ce besoin de faire appel à mes services lorsque vos sens sont assouvis.

Harkand hocha la tête à plusieurs reprises. Les sanglots de la fille ponctuaient le grincement des roues, les gémissements de l’armature du chariot, les grondements des sabots, les cris et les rires des soldats.

— Je dépose le sort de cette mijaurée entre tes mains, bouffon. Fais-moi rire et tu en feras ce que tu voudras.

Il se leva brusquement du lit, s’empara de son épée posée contre le bois du lit, posa le pied sur le dos de la jeune femme qu’un sursaut de peur agita.

— Si tu ne réussis pas à me divertir, Djoll, je lui passe cette lame à travers le corps.

La vue de cet homme nu, musculeux, figé dans l’attitude du chasseur posant avec son trophée et dont les bourses ballottaient mollement à chaque cahot du véhicule, parut à ce point ridicule à Djez qu’il trouva instantanément les gestes et les expressions justes. Il retira ses chaussures, sa tunique, son pantalon, ses sous-vêtements et, lorsqu’il fut aussi nu que son maître, il posa un coussin sur le plancher et adopta une posture identique. Il exagéra le bombement du torse, la raideur du menton, et donna de petits coups de bassin pour amplifier le balancement de ses propres organes génitaux. Le baron ne put garder longtemps son sérieux face à son bouffon, à ce miroir qui traquait implacablement le ridicule de ses poses et de ses expressions. Il éclata d’un rire tonitruant, un rire qui se prolongea, le secoua de la tête aux pieds et l’entraîna à se rasseoir sur lit.

— Tu as gagné, Djez ! Elle est à toi. Emmène-la et fais-en ce que bon te semblera.

Le Djoll releva la jeune femme. Il entrevit son visage effrayé sous les mèches empourprées de ses cheveux. Sa lèvre inférieure avait éclaté dans le choc avec le pied de la ridelle et elle avait semé une large flaque de sang à l’endroit où elle était restée allongée. Djez l’aida à passer sa robe, se rhabilla rapidement et ouvrit sans attendre la portière latérale qui donnait sur le marchepied. La mansuétude du baron Harkand ne durait parfois que l’espace d’une respiration, et les personnes qu’il avait épargnées pouvaient fort bien se retrouver décapitées dans les secondes qui avaient suivi l’annonce de leur grâce.

Djez et la jeune femme se retrouvèrent dehors sans encombre. Ils se glissèrent entre les hippars des gardes et se dirigèrent vers les chariots bâchés de l’intendance. Le Djoll connaissait un homme qui occupait la fonction officielle de palefrenier mais dont le véritable talent s’exerçait dans le domaine des plantes et des incantations de guérison. Originaire de la tribu des Minoss, Togöl – c’était son nom – avait perdu une oreille et un œil lors de la bataille contre les armées du Pays Noir. Un début de scorbut avait emporté les trois quarts de ses dents. Quelle que fut la saison, son épaisse toque de fourrure ne quittait jamais son crâne.

— La coupure est profonde, mais elle se remettra rapidement avec ça, dit-il en examinant attentivement la lèvre tuméfiée.

Il sortit un flacon de la poche de son gilet de laine et le tendit à la jeune femme en lui recommandant d’enduire la plaie de pommade matin et soir. Elle s’en empara, balbutia un remerciement, fixa intensément Djez comme si elle attendait quelque chose de lui. Le Djoll remarqua alors que la déformation de sa bouche n’altérait en rien sa beauté. Un peu plus grande que lui, elle avait les yeux noirs et la peau dorée des femmes des tribus qui résidaient à l’ouest du Pays Noir.

Les roues des chariots creusaient de profonds sillons sur la terre brûlée. Les lointaines silhouettes des prisonniers porteurs de torche s’évanouissaient dans la lumière rasante d’Œil-du-Matin.

— Autre chose, damoiselle ? demanda Togöl d’un ton bourru. Je dois regagner mon poste ou je me retrouverai bientôt en compagnie de ces malheureux incendiaires.

Elle désigna Djez d’un mouvement de bras.

— Le seigneur Harkand m’a donné à son bouffon. C’est à lui de prendre les décisions qui me concernent.

— Jamais je ne posséderai un être humain ! protesta le Djoll. On n’emprisonne pas davantage les âmes que l’eau, l’air, le feu, la terre. Tu es libre.

— Elle ne peut pas retourner seule dans le Pays Noir, intervint Togöl. Elle n’a qu’à rejoindre le groupe des cantinières. Elles ont toujours besoin de bras et les soldats ne les importunent pas.

Elle acquiesça d’un hochement de tête. Avant de partir, elle s’approcha de Djez et le dévisagea avec ardeur.

— Je m’appelle Zarya, de la tribu des Génoëtes. Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi. Je reviendrai te voir lorsque je serai plus présentable.

Elle se détourna avec brusquerie et courut vers le centre de l’interminable colonne. Djez contempla la flamme dansante et noire de sa chevelure jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière les roues des grands chariots.

*

Rohel errait depuis des heures sur une étendue blanche et glacée. Il évoluait dans un monde irréel où les formes et les sons subissaient de perpétuelles modifications. De même, il avait davantage l’impression de flotter que de marcher.

En cet endroit il n’y avait ni jour ni nuit, seulement la clarté aveuglante d’une colonne de lumière qui montait de la banquise et se perdait dans les cieux. Le vent lui murmurait que Lucifal, l’épée légendaire, le cadeau des dieux à l’humanité, se trouvait quelque part sous cette épaisseur de glace. À ses côtés cheminait Lays, la petite Djoll qui avait absolument tenu à l’accompagner. Le froid accentuait la pâleur de son teint et donnait à penser qu’elle était sur le point de s’effondrer à chaque pas.

Quelques dizaines de mètres en arrière progressait un groupe dont il reconnaissait certains membres, Till le fromager, sa femme Ermaline, les jumeaux Elwen et Braïz, Ugoh le gardien du Rooph. Les autres, des inconnus, l’observaient avec une attention soutenue, épiaient chacun de ses mouvements. Un voile dissimulait le visage d’une femme vêtue de tissus précieux. Une étroite fente laissait entrevoir ses yeux d’un jaune étincelant.

Il n’avait pas encore établi les relations qui unissaient ces hommes et ces femmes, mais il se doutait que leur présence avait un lien avec l’épée de lumière, avec Cirphaë.

Contrairement à Lays, il ne sentait pas le froid, comme si les éléments extérieurs n’avaient pas de prise sur lui. Il avait maintenant l’impression d’être environné d’une clarté presque palpable. Ils arrivèrent au bord du gouffre d’où surgissait le gigantesque rayon de lumière. Lorsqu’ils se furent accoutumés à l’éblouissante luminosité, ils aperçurent au fond de l’excavation une forme légèrement plus foncée que le givre. Un corps de femme aux cheveux noirs plongée dans un sommeil paisible. Ses mains croisées sur sa poitrine serraient la poignée d’une épée dont la lame reposait sur son ventre.

C’était d’elle, de Lucifal, que montait cette incroyable lumière.

Sa puissance phénoménale faisait reculer les ténèbres sur des millions et des millions de kilomètres.

Il observait les parois à la recherche d’un passage pour descendre au fond du gouffre quand un courant immatériel le saisit et le déposa subitement près de la femme étendue sur un socle de glace. Il releva la tête, aperçut les minuscules silhouettes de Lays, Till, Ugoh et des autres une centaine de mètres au-dessus de lui. Ils lui criaient quelque chose mais il ne les entendait pas. Il haussa les épaules et contempla Cirphaë, l’ancienne gyne de Babûlon. Il admira d’abord la finesse et la sérénité de son visage. La pointe triangulaire de l’épée, assez courte, reposait sur son bas-ventre et masquait en partie sa toison pubienne. Ses doigts entrecroisés étaient simplement placés en protection au-dessus de la poignée, enfoncée dans le sillon de ses seins et façonnée dans un métal qu’il ne parvenait pas à identifier.

Il tendit la main vers l’épée mais un tremblement parcourut aussitôt le corps de Cirphaë et le poussa à suspendre son geste. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et distingua des corps pétrifiés dans les parois translucides. Des hommes pour la plupart, dont les traits exprimaient l’horreur ou la surprise. Les attitudes de certains montraient qu’ils avaient tenté d’échapper à leur funeste sort, mais ils avaient été statufiés en pleine course ou dans un geste de défense dérisoire. Le Vioter identifia des Djolls des deux sexes parmi eux, probablement des membres de familles exilées qui étaient arrivés au terme de leur voyage.

Il tenta de nouveau d’approcher la main de la poignée de l’épée mais les paupières de Cirphaë se soulevèrent et elle l’enveloppa d’un regard qui le paralysa. Les yeux noirs de la magicienne étaient chargés d’une énergie maléfique aussi puissante que l’éclat de Lucifal.

Le froid de la glace se répandit dans le corps de Rohel. Il comprit qu’il était perdu et de ses yeux jaillirent des larmes brûlantes qui s’incrustèrent dans ses joues. Il resterait prisonnier de cette banquise pour l’éternité. Un visage de femme apparut dans son champ de vision. Saphyr ? Des yeux d’un ocre tirant sur le brun, des cheveux noirs et ondulés… Il l’avait vue quelque part mais il ne se souvenait plus des circonstances de leur rencontre. Une plaie déformait sa lèvre inférieure. Elle lui parlait mais son esprit engourdi ne captait que des bribes de mots.

— Formule… feu… fuir…

Il ne pouvait pas repartir sans Lucifal. Il voulut briser la gangue rigide qui l’entravait mais ses muscles ne lui obéissaient plus.

— Le feu… le feu… Réveillez-vous…

Une douleur effroyable lui perfora le cerveau et se diffusa jusque dans les extrémités de ses membres.

— La steppe est en feu !

Il rouvrit les yeux et distingua le visage d’Ugoh penché sur le sien. L’inquiétude déformait les traits du gardien du Rooph.

— Je suis désolé d’interrompre votre voyage dans les mondes prémonitoires de l’Alliée, mais si nous ne partons pas dans les minutes qui suivent, nous mourrons asphyxiés.

Le Vioter se redressa sur un coude et tenta de remettre un peu d’ordre dans ses idées. Il lutta pendant quelques secondes contre la nausée qui le submergeait.

— Lays ? parvint-il à articuler.

— Votre amie djoll reste pour l’instant inerte. Je ne sais pas si elle survivra à l’épreuve de vérité.

Une colère subite embrasa Rohel qui se releva, saisit Ugoh par le col de son gilet et le décolla du sol.

— Maudit fou, je t’étranglerai si elle ne revient pas à la vie !

Ses forces l’abandonnèrent, il relâcha sa prise et retomba sur le matelas d’herbes séchées.

— Tu ne comprends donc rien, homme des lointaines étoiles, murmura Ugoh d’une voix sifflante. Sans l’aide de l’Alliée, tu n’aurais aucune chance d’aller jusqu’au bout de ta route. Elle n’est pas animée d’une volonté meurtrière, elle est seulement le fidèle reflet de tes aspirations. Si la petite Djoll ne trouve pas en elle les ressources pour revenir à la vie, l’Alliée aura seulement précipité le cours de son destin. Mais nous n’avons pas le temps d’en discuter. Le vent pousse le feu dans notre direction.

— Demandez donc à votre alliée de nous sortir de là ! gronda Le Vioter.

— C’est déjà fait, répliqua le petit homme, mais elle estime peut-être que les gardiens du Rooph ne méritent plus de vivre. Elle ne donne pas de réponses toutes faites, elle entrebâille seulement des portes, elle parsème le chemin de bornes indicatrices. Il suffit de rester attentif à la vision. L’Alliée m’a réveillé juste avant toi : elle ne veut donc pas que nous mourions dans ce terrier.

— Comment savez-vous que le Rooph est la proie des flammes si vous n’avez pas encore mis le nez dehors ?

Un sourire furtif éclaira le visage ridé du vieil Ingah.

— L’Alliée m’a transporté à la lisière de la steppe. J’ai vu des milliers d’hommes nus équipés de torches et des milliers de soldats qui les obligeaient à incendier les herbes. J’ai vu les voitures fermées, frappées des armoiries des barons, les chariots bâchés de l’intendance. La reine Siloë a ordonné la destruction définitive du Rooph, des nyax, des Ingahs.

— L’Alliée ne vous avait pas prévenu de ce dénouement ?

Il n’y avait plus aucune trace d’ironie ou de mépris dans les paroles de Rohel. Une ombre de tristesse glissa sur le visage d’Ugoh.

— J’ai refusé de la croire…

— Où est Lays ?

— Dans la pièce d’à côté… Elle baigne dans son vomi.

*

L’horizon s’ourlait d’une frange rouge orangé surmontée d’une crête noire. Le vent violent couchait les herbes dans la direction du couchant et colportait une âcre odeur de brûlé. Sang-du-Ciel paraissait lui-même se consumer dans la plaine céleste. Les rugissements des nyax, les couinements des porcars, les sifflements des épis composaient un vacarme assourdissant.

— Suivez-moi ! hurla Ugoh.

Le Vioter raffermit ses prises sur les chevilles et les poignets de Lays, juchée sur ses épaules, et se lança sur les traces du vieil homme. Il avait lavé sommairement la jeune femme et n’avait pas oublié de se munir de sa lance avant de sortir du terrier.

Ils coururent sans s’arrêter jusqu’à la tombée de la nuit. Rohel se ressentait encore de sa blessure à la clavicule et de la fatigue consécutive à l’absorption de la plante hallucinogène. En revanche, Lays, aussi légère qu’un enfant, n’était pas un fardeau encombrant. Le vent poussait des brandons qui enflammaient le Rooph tout autour d’eux et l’incendie les gagnait peu à peu de vitesse. La hauteur des herbes les empêchait d’évaluer la progression du feu. La température avait grimpé d’une trentaine de degrés et ils transpiraient en abondance. Ils entrevoyaient parfois les silhouettes massives de porcars que la panique poussait à prendre la mauvaise direction. Une épaisse fumée leur irritait les yeux et la gorge.

Ugoh s’arrêta et reprit son souffle, les mains posées sur les genoux.

— Il finira par nous rattraper, murmura-t-il d’une voix essoufflée. Ce n’est qu’une question de minutes.

— Lorsque nous sommes sortis de la forêt, Lays et moi n’avons mis qu’une journée à rejoindre votre terrier, objecta Le Vioter.

— Je te parle de minutes et tu me réponds en journée ! De plus nous n’avançons pas en direction de la forêt, mais de la bordure septentrionale du Pays Noir.

— Le Pays Noir ?

— C’est ainsi qu’on appelle le royaume de Siloë. Le vent a changé de sens… Quelle importance ? Ni ta quête ni la mienne ne sont justes puisque l’Alliée ne se manifeste pas.

— Et comment pourrait-elle se manifester dans ce contexte ?

Rohel se retint à grand-peine de frapper les herbes proches. La respiration régulière de Lays lui effleurait la base du cou. Sa peau captait l’haleine menaçante des flammes. Il percevait à présent le grésillement des tiges calcinées, le grondement sourd et persistant de l’incendie.

— De cette façon, par exemple…

Ugoh désigna les deux nyax géants qui avaient surgi dans le dos de Rohel et dont les yeux étincelants transperçaient l’obscurité naissante.

Cycle de Lucifal
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